Comme indiqué lors d’un précédent article, le 31 janvier dernier j’ai eu le plaisir d’intervenir lors du séminaire organisé par ADN Ouest « Transformation numérique : communique t-on enfin efficacement? ».
J’y ai abordé le sujet de l’hyperconnectivité ou cyberdépendance. Je vais tâcher de vous proposer un résumé de cette intervention en reprenant quelques éléments clefs.
État des lieux
Notre environnement global a beaucoup changé ces dernières années, nous avons accès à une quantité exponentielle d’informations.
Via nos smartphones, tablettes et ordinateurs, nous sommes constamment reliés au monde, et la porosité entre nos différents temps de vie est de plus en plus importante. En effet, équipés volontairement ou non de technologie mobile, notre vie professionnelle et notre vie personnelle s’entremêlent.
Même les plus réfractaires au numérique vivent avec car toute notre société s’appuie sur les supports numériques et digitaux. Notre quotidien est ponctué d’interactions entre humains mais aussi avec des dispositifs non-humains.
Ce déluge d’informations en continu nous permet de rester en contact, de nous tenir informés et de partager de l’information, mais cela sollicite sans cesse notre attention.
Selon Gloria Mark (professeure et chercheuse américaine), l’attention humaine est affectée par ces techniques :
- Baisse de la productivité, quel que soit le poste.
- Baisse de la durée moyenne de concentration ininterrompue sur une tâche (3 minutes en 2004, 1min15 en 2012, 45 secondes pour les « digital natives » = personnes nées dans les années 80 et 91)
La surcharge d’information, l’infobésité, entraine une difficile conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle. Le temps de travail devient un concept nébuleux. Cette notion est remise en question avec les technologies nomades.
Cadres et numérique : quelques chiffres
Selon une étude de Cindy Felio (psychologue, enseignante et chercheuse), « l’effet des techniques d’information et de communication sur les cadres » :
- Le travail rime bien souvent avec stress et temps perdu.
- La pression accrue et constante entraine un risque élevé de burn-out.
- Un sentiment de déqualification du travail peut également apparaitre.
- Les cadres subissent un envahissement de communications numériques : en moyenne un cadre est interrompu toutes les six minutes dans son travail; il passe 30% de sa journée à gérer des mails; un cadre sur deux ne se déconnecte jamais; il y a une baisse du temps moyen de concentration.
Impact cognitif
Si les objets connectés peuvent augmenter la productivité au travail, des études montrent aussi que le trop-plein numérique tend à diminuer les capacités cognitives.
Face à l’augmentation constante du volume et de la vitesse de l’information, nous sommes en situation de surcharge cognitive.
Lorsque nous réalisons plusieurs tâches en même temps, on obtient de plus mauvais résultats dans les différentes activités. Cela est d’autant plus vraie lorsque les activités sont proches et qu’elles sollicitent le même réseau neuronal : le réseau va alors saturer et l’une des activités va en pâtir. Par exemple : répondre au téléphone et écrire. Ces deux activités utilisent le même réseau, celui du langage.
Le numérique nous permet une économie psychique notamment dans la rétention de l’information. Il s’agit d’une manutention de l’information et nous ne retenons que ce qui nous intéresse. Par exemple : numéros de téléphone enregistrés dans le mobile, classement des mails, etc.
Une personne en situation de surcharge d’activité va voir une répercussion sur ses usages qui vont être plus intensifs. Par exemple : envoyer des mails le soir, le week-end, pendant les vacances, etc. Cela peut être volontaire (travailler quand on veut) mais cela peut aussi être un moyen de défense car le quotidien est en surcharge et ces outils lui permettent de tenir le cap.
Définition de la cyberdépendance
L’addiction virtuelle représente un nouveau risque d’épuisement professionnel et personnel. Avec l’arrivée de plus en plus fréquente de nouvelles technologies, applications, nous constatons d’autres formes de troubles psychologiques : la cyberdépendance ou la cyberaddiction = le fait de ne pas pouvoir s’empêcher de se connecter à internet dans le but de ressentir du plaisir ou de palier à des soucis, stress ou tensions, comme palliatif.
C’est en 1996 que Kimberly Young (psychologue américaine) évoqua ce terme comme une nouvelle maladie psychologique. Cette cyberdépendance est la cause de multiples problèmes pour les individus.
Études optimistes : 6 à 12 % des français sont dépendants
Études pessimistes : 12 à 15%
La cyberdépendance est en passe de devenir l’addiction la plus répandue (toxicomanie = 4%, alcoolisme = 10%, en France).
Elle impose à la personne de nouveaux comportements et habitudes. Exemple : le travailleur, au lieu de profiter du temps du déjeuner pour sortir de l’entreprise se ressources et récupérer, choisira de rester sur son poste de travail pour surfer.
Les personnes submergées de mails et messages persos ressentent le stress de la veille permanente et par là se connectent régulièrement ou installent des alertes qui les empêchent de se concentrer ou faire des pauses ressourçantes.
La cyberdépendance est une des addictions les plus difficiles à soigner car dans tous les domaines de la vie nous avons besoin d’internet (travail, mails, banque, faire des recherches, etc.). Il est donc quasiment impossible de passer par une période de sevrage total.
Pour la plupart des personnes qui se soignent de cette addiction il faut des années pour s’en sortir. Pour les personnes angoissées internet est sécurisant. Pour les personnes qui ne peuvent faire face aux difficultés de la vie, internet est une échappatoire, une façon de se voiler la face, comme un refuge.
C’est tout l’ensemble qu’il faudra aborder : l’origine, la cause de la sur-connexion et l’addiction elle-même.
Objectif = utiliser internet dans son cadre professionnel et d’en faire usage personnellement uniquement pour faciliter des actions de la vie courante (opérations bancaires, réservation train, achat places de spectacles…). L’apprentissage consiste à retrouver la maitrise de sa vie réelle et de remplir celle-ci par ce qui nous procure du plaisir.
Conséquences de la cyberdépendance dans les différents domaines de la vie
Vie personnelle :
- Moins de sport
- Moins de temps pour le travail de développement de soi
- Peur du vide accentuée
- Sentiment de solitude de plus en plus mal vécu
- Palliatif aux angoisses donc aggravation
Vie conjugale :
- Disputes
- Disparition des activités communes
- Baisse ou absence de libido
- Problèmes d’argent
- Infidélité
- Divorce
Vie familiale :
- Cloisonnement des membres de la famille
- Perte de points de rencontre de la famille
- Perte de partage et de communication
- Traumas des enfants seuls devant l’écran
Vie professionnelle :
- Baisse de la productivité et de la performance
- Mensonges (se cacher pour…)
- Retards dans les projets
- Confusion dans les relations
- Augmentation du sentiment de procrastination
- Sentiment de culpabilité
Vie sociale :
- Perte de relation d’amitié pour les enfants
- Confusion entre sentiments d’amitié, d’amour et attirances
Signes physiques et psychologiques
- Assèchement des yeux
- Manque de sommeil ou difficulté à s’endormir ou stress-angoisse à l’endormissement. La personne s’endort lorsqu’elle est épuisée
- Difficulté à s’arrêter, « c’est plus fort que moi ». Augmentation du sentiment de culpabilité et aggravation de l’addiction
- Amaigrissement ou prise de poids dus à des troubles du comportement alimentaire
- Maux de dos dus à la posture prolongée
- Fatigue chronique et perte d’énergie vitale
- Dépression
- Perte de points de repère de la vie courante
- Apparition ou aggravation de problèmes circulatoires ou cardio-vasculaires
- Aggravation d’autres addictions comme le tabac ou l’alcool souvent vécus de pairs
- Déficit de la mémoire, de la concentration et de l’attention
Stratégies individuelles
Les stratégies pouvant être mises en place sont quasi exclusivement individuelles.
Le filtrage : filtrer l’information et les sollicitations reçues.
Exemple :
- Mettre des règles de tri sur sa boite mail
- Rétablir du différé dans ses sollicitations = couper les notifications push pour se concentrer sur son travail
- Par la présentation du numéro appelant ne pas décrocher (faire jouer le répondeur comme un assistant)
La préservation : personne qui essaie de redessiner les contours des sphères de sa vie.
Exemple :
- A une réunion tout le monde met son tel sur mode avion, ce qui génère un collectif de qualité
- S’enfermer dans une salle de réunion où on ne sera pas dérangé pour pouvoir réaliser son temps, sans tel portable ou autre
- Déconnexion partielle ou connexion maitrisée dans la sphère privée = laisser son tel dans la cuisine pendant les diners familiaux / se dire que tous les soirs à partir de 20h on ne consulte plus sa boite mail pro / pas de tel pro dans la poche lorsque l’on fait une activité avec ses enfants
On parle beaucoup de déconnexion mais il existe très peu de véritables déconnectés. Cela passe plutôt par une maitrise de sa connexion.
La déconnexion totale peut générer de l’angoisse, la peur de rater une information importante, surtout en fonction du niveau de responsabilité des personnes.
Loi sur le droit à la déconnexion et stratégie collective
Il n’existe pas/peu de ressources collectives dans les entreprises, chacun est seul face à ces dispositifs nomades pour réaliser son travail, gérer sa connexion. Il n’existe que très peu de dialogue sur les technologies dans le cadre des équipes de travail et dans l’organisation du travail en général.
Le droit à la déconnexion dans le cadre de la loi travail qui oblige les entreprises privées de plus de 50 salariés à prendre en charge cette question est une obligation de prise en charge et non de moyen. Il s’agit d’une situation compliquée pour les entreprises qui n’ont pas de grille de lecture de ce qu’est la déconnexion.
Les études montrent que les cadres eux-mêmes ne sont pas favorables à une déconnexion forcée de la part de l’employeur, car à travers ces outils il y a des formes d’appropriation de son activité de travail qui est inédite et originale. On va orienter nos usages individuels en fonction de nos envies, de nos besoins, on va chercher à ce qu’ils nous correspondent : les usages sont très subjectifs, individuels. Cette liberté (par ex. la flexibilité du temps de travail) serait remise en question s’il y avait une imposition de la déconnexion, la destruction du sentiment d’autonomie et de liberté.
Pour autant les cadres sont fortement en demande d’une régulation sociale des usages de l’entreprise = mettre en place des groupes d’analyse de pratiques, de discussion. Dans le but de se donner des stratégies, des manières de faire, d’identifier ce qui est acceptable et accepté de faire avec le numérique.
Exemple : est-il acceptable d’être joint pour telle question le soir ou le week-end, dans tel service, qui peut être totalement différent d’un autre service. Un service compta et un service communication ne vont pas du tout avoir les mêmes pratiques.
Il est très important de discuter sur ce qui est acceptable de faire dans ses usages professionnels.
Exemple : envoyer un mail un samedi matin à un subordonné parce que l’on a du temps à ce moment-là n’est pas un problème en soi si l’on n’attend pas de réponse et qu’il s’agit simplement de classer cette information, mais cela implique pour le destinataire de s’interroger sur le devoir d’y répondre. D’où l’intérêt d’en avoir parlé en amont afin qu’il ne se sente pas dans l’obligation de consulter ses mails et d’y répondre.
Je remercie Gaëlle Mouget, chargée de communication d’ADN Ouest pour la réalisation du sketch notes présent en illustration de cet article.
Je remercie également l’ensemble des organisateurs et intervenants : Olivier Créplet, Nicolas Deschamps, Cyril Marchal, Kévin Sennoun, Jean Despland, Alexandre Rondenay, Maxime Tachon, et Nathanael Ackerman.